Les jeux d’anches de Charles Mutin : ultime innovation sonore de l’orgue symphonique parisien


Les années 1900 ont vu se conjuguer une course à l’innovation accrue par les possibilités offertes par l’électricité et une tentative d’adaptation de l’orgue à l’interprétation du répertoire ancien, revenant alors à la mode. La rencontre de ces deux évolutions donnera progressivement naissance à ce qu’on appelle l’orgue néoclassique. Charles Mutin, étant à la fois successeur d’Aristide Cavaillé-Coll, le facteur phare de l’esthétique symphonique parisienne, et ami d’Alexandre Guilmant, l’initiateur de la redécouverte de la musique ancienne, s’inscrit dans ce mouvement. Cependant, il va devoir affronter une baisse significative des commandes d’orgues neufs à la suite de la loi de 1905, privant les églises des subventions gouvernementales pour la construction de nouveaux instruments. Un nouveau marché va se développer, celui de l’orgue de salon. En exploitant cette filière, Mutin redressera son entreprise, qui ne connaîtra pas de déclin au cours de son exercice, et ce malgré l’épisode douloureux de la Grande Guerre. Un amateur éclairé, qui avait déjà fait fructifier les affaires de Cavaillé-Coll par diverses commandes d’orgues grassement payés, va rémunérer spécialement son successeur pour qu’il lui conçoive un instrument unique, pouvant imiter l’orchestre à un degré jamais égalé à ce jour, du moins en France. À cette occasion, Mutin pourra laisser de côté les idées de Guilmant et concevoir de nouvelles sonorités visant à satisfaire l’idéal orchestral de leur commanditaire. Ces jeux ont malheureusement peu convaincu les organistes contemporains, quelque peu frileux à l’idée de nouveauté sonore alors que la tendance était davantage au retour aux timbres des 17e et 18e siècles. Ainsi, le Cor d’harmonie, le Cor de Basset et la Musette des ateliers Cavaillé-Coll se retrouveront dans très peu de compositions d’orgues de l’époque, jusqu’à sombrer dans un oubli total.

HISTOIRE

En 1865, on inaugure un orgue de trois claviers dans le château du Marquis de Lambertye à Gerbévillers (Lorraine). Albert de l’Espée, un jeune garçon d’une douzaine d’années, descendant d’une grande famille très impliquée dans l’industrie métallurgique, est présent à cette inauguration. Il est profondément marqué par cette expérience et se jure de se faire construire un jour son propre orgue1. Victime d’une maladie qui affaiblit profondément son système immunitaire dans les dernières années de son adolescence, Albert devient petit à petit hypocondriaque et développe une misanthropie qui l’amènera à se faire construire des demeures isolées et dotées de systèmes perfectionnés destinés à le protéger du monde extérieur et de certains accidents domestiques. Rentier, il vit uniquement de la grande fortune de sa famille. Sa passion pour l’orgue l’amène à prendre contact avec le facteur d’orgues parisien le plus estimé de son époque, et qui est aussi le constructeur de l’instrument qui l’a tant marqué en 1865 : Aristide Cavaillé-Coll. Il commande à ce dernier plusieurs instruments pour ses diverses demeures, le premier dont le devenir nous est connu datant de 1894 et se trouvant actuellement en l’église Saint-Antoine des Quinze-Vingts à Paris. Ces instruments se démarquent par une nomenclature insolite incluant notamment un Cor des Alpes ainsi que la présence d’une ou plusieurs Clarinettes 16, jeux marginaux dans la facture parisienne.

Le baron se fait construire entre 1895 et 1897 une villa dotée de nombreux perfectionnements et lui permettant d’éviter tout contact humain avec son personnel – les cuisines étant par exemple situées en dehors du bâtiment principal et reliées à ce dernier par des monte-charges – afin d’y abriter un orgue qu’il veut idéal pour son salon musical privé. Il fait une fois de plus appel à Cavaillé-Coll pour réaliser ce projet. L’entreprise parisienne est alors à l’agonie, son patron, excellant davantage en facture d’orgue qu’en gestion d’entreprise, se fait vieux : cette commande l’aidera momentanément à ne pas sombrer. Albert de l’Espée suivra consciencieusement la réalisation de cet instrument conséquent, allant jusqu’à octroyer à l’harmoniste un Louis d’or par jeu harmonisé2. Cependant, ce grand-orgue, le plus conséquent que Cavaillé-Coll ait entièrement conçu, déçoit le baron, qui s’en sépare assez rapidement : en 1903, il le cède à Charles Mutin, qui a repris les rênes des ateliers Cavaillé-Coll en 1898, et a supervisé l’achèvement de cet instrument, qu’il installe dans les locaux de la manufacture après quelques modifications. L’orgue fera alors la joie des visiteurs, notamment d’Albert Schweitzer et d’Emile Rupp, pionniers de la « Réforme Alsacienne de l’orgue »3. Il sera par la suite installé dans la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre, où il a conservé l’essentiel de son matériel sonore malgré certaines vicissitudes.

À la suite de cette cession, Albert de l’Espée reformule à Mutin la demande qu’il avait faite à son prédécesseur une dizaine d’années plus tôt. Il lui réclame expressément un orgue « orchestral » faisant fi des courants esthétiques en vogue à cette période. L’orgue doit comporter moins de jeux à tuyaux que le précédent, mais plusieurs de ces jeux sont inédits. L’expérience sera renouvelée cinq ans plus tard, cette fois pour la demeure du baron à Monte Carlo. Pour parachever ces instruments, tous les moyens matériels, financiers et même humains nécessaires sont mis à disposition de Mutin : en 1912, ce dernier dispose notamment d’un clarinettiste et d’un ancien cor de basset d’orchestre pour mettre au point un jeu du même nom4. Tout aussi inédit est le Cor d’harmonie de 19075, dont l’organiste et musicologue Jean Huré, ami de Mutin, donne la description suivante : « Arrivée à un certain degré de mordant, la Montre, dans son registre moyen et aigu, se confond avec une famille de jeux encore inconnus du public, et même des organistes, et construits par la Maison Cavaillé-Coll : les Cors harmoniques. Chose curieuse, ce sont des jeux à anches battantes, mais ils ont une pureté supérieure à celle de beaucoup de jeux de fonds.6 » Un troisième jeu d’anches fait son apparition, la Musette ; des jeux de ce nom ont existé par le passé, mais celui-ci possède des paramètres de construction spécifiques.

En plus de ces innovations dans les jeux à tuyaux, l’instrument doit être doté d’un clavier auxiliaire d’étendue plus réduite permettant de jouer une trentaine d’instruments à percussions. Un piano, un clavecin et trois célestas, jouables sur le clavier de Grand-Orgue, viennent compléter cet appareil orchestral qui, à n’en pas douter, devait être plus fidèle aux souhaits du baron. Enfin, l’étendue des claviers et du pédalier atteint le contre-la 0 (grave), selon le principe du ravalement, connu dans les orgues d’avant la période romantique, et permettant ici d’accroitre encore les possibilités d’un orgue déjà particulièrement hors-normes pour l’époque. L’instrument est terminé en 1907, mais Albert de l’Espée se sépare de sa propriété en 1911. Le domaine sera racheté à diverses reprises, et l’orgue fera les frais de ces changements successifs de propriétaires. Il sera finalement délesté d’un tiers de sa tuyauterie et installé en l’église d’Usurbil, au Pays Basque espagnol. Les percussions, les claviers et les jeux nouveaux ont malheureusement disparu dans l’aventure…

APRÈS LE BARON…

Mutin semble avoir tenté de placer ses inventions dans d’autres instruments par la suite. Jean Huré7 donne, outre des indications à son sujet, la composition de l’orgue (disparu) conçu en 1914 pour un jeune compositeur du nom de Pierre Braunstein, hélas mort au front peu après, où figurent deux des trois jeux qui nous intéressent, mais également un célesta, des chamades, des systèmes de prolongement du son, et dont les claviers commencent au do 0 pour finir au mi 6, étendue inhabituelle pour un orgue. Alexandre Guilmant, bien qu’ami de Mutin et ayant connaissance du jeu de Cor d’harmonie8, lui avait préféré, à la salle Gaveau, un Cromorne apte à faire sonner la musique ancienne9. La facture d’orgues française était alors en pleine mutation, des organistes comme Guilmant prônaient un retour partiel à « l’orgue ancien », et l’innovation orchestrale, même si elle pouvait être appréciée, n’avait alors plus la priorité. Mutin déplore ce manque d’enthousiasme des interprètes contemporains face à ses innovations et se récusera d’une accusation de Huré de n’avoir pas placé davantage de Cors d’harmonie dans ses orgues. Il est actuellement impossible de savoir si d’autres exemplaires du Cor d’harmonie et du Cor de basset ont été construits, et si l’un d’entre eux existe toujours, ce qui est assez peu probable. En revanche, une Musette avait été placée dans l’orgue du Sacré-Cœur, remplacée plus tard par un Nasard, et une existe toujours dans l’orgue construit par Auguste Convers, successeur de Mutin, pour une galerie commerciale parisienne et se trouvant de nos jours au temple d’Amiens.

Dans un tapuscrit10 conservé au musée de la Philharmonie de Paris, des documents plus précis ainsi qu’une description des jeux par leur inventeur lui-même ont été retrouvés, permettant de se faire une idée plus précise du travail de Mutin. Le Cor d’harmonie (Fig. 1) comporte des pavillons de taille large et aux rigoles à larmes. Dans le pavillon se trouve l’innovation : un étouffoir de forme tronconique entouré de peau, fermé dans sa partie supérieure, cette dernière étant percée d’un trou dont le diamètre varie selon la hauteur et l’harmonisation. Un tel outil a pour but de réduire la vibration du pavillon et d’atténuer la puissance de l’onde sonore, ayant pour effet de produire un timbre rond et étouffé, dépourvu de l’éclat des jeux d’anches. Deux autres paramètres influent également sur ce timbre : l’anche à larme évoquée plus haut, utilisée usuellement pour les jeux de bassons, produisant un son plus sourd qu’une trompette, ainsi que la pression de l’alimentation en vent, qui doit être d’au moins 150 millimètres de colonne d’eau, afin que la résistance engendrée par le système d’étouffement soit plus forte, accentuant l’efficacité de ce dernier.

Fig. 1 (in L’orgue, Ch. Mutin, BnF)

Le Cor de basset (Fig. 2) est d’une conception moins sophistiquée : son corps comporte un premier pavillon évasé surmonté d’un double cône, lui conférant l’aspect d’un cor anglais simplifié. Le corps est terminé par un opercule partiellement ouvert. Ce sont ces caractéristiques, ainsi que des mesures précises indiquées par Mutin, qui lui confèrent son timbre « imitant à s’y méprendre l’instrument ancien »11.

La Musette, enfin, est construite avec des anches de Trompette et des pavillons très étroits. Le son obtenu est plus franc que celui du Hautbois, sans pour autant perdre en douceur. On peut entendre le timbre de ce jeu ici :

Fig. 2 (in L’orgue, Ch. Mutin, BnF)

ET MAINTENANT ?

De nos jours, l’esthétique sonore de Charles Mutin connaît un regain d’intérêt, et ses réalisations commencent à être protégées et restaurées scrupuleusement. L’image du chef d’entreprise prime cependant sur le savoir-faire du facteur d’orgues, et l’on ne connaît que peu l’investissement dont il a fait preuve pour développer l’instrument auquel il a dévoué des années de travail. Dans le contexte actuel de recherche de nouveauté, aidé par l’avancement technologique de notre époque, les jeux inventés par Mutin ont tout à fait leur place. Clins d’œil historiques, compléments d’esthétique dans des instruments qui leurs sont contemporains, apports bienvenus dans des réalisations neuves, leur présence est parfaitement justifiée dans la dynamique esthétique de l’orgue d’aujourd’hui. Il est dès lors possible de travailler à la construction de specimen de ces jeux. Les données concernant le Cor d’harmonie sont insuffisantes et sa reconstitution nécessitera une phase expérimentale. Le Cor de basset, en revanche, pourra être fabriqué directement grâce aux mesures laissées par son inventeur. Quant à la Musette, il suffira de copier les caractéristiques de celle sonnant encore au temple d’Amiens…

S’ils sont issus des lubies de l’excentrique baron de l’Espée, les jeux d’anches de Charles Mutin ne doivent donc pas être considérés comme une expérience marginale mais comme des personnages sonores ayant toute leur légitimité dans l’aventure de la facture d’orgues, de la même manière qu’une Flûte harmonique ou un Hautbois, des jeux sans lesquels il est presque impensable de concevoir certains types d’orgues. L’instrument-orgue est en constante évolution depuis ses origines et il serait dommage de faire l’impasse sur de telles innovations à une époque qui opère une synthèse de tous les principaux courants esthétiques ayant créé son histoire. « Ces Cors, ignorés des maîtres anciens, malheureusement inusités dans les orgues contemporains, pourront un jour apporter à l’art de l’orgue des ressources toutes nouvelles »12, déclarait Jean Huré en 1924 au sujet du Cor d’harmonie, et son point de vue n’a jamais été autant d’actualité.


1 Christophe Luraschi, Albert de l’Espée, Atlantica (2013)

2 Daniel Roth, Le Grand Orgue du Sacré-Cœur, in La Flûte harmonique, Association A. Cavaillé-Coll, Paris (1985)

3 Ce courant de renouveau de l’orgue alsacien tentera d’importer le « style Cavaillé-Coll » dans une région où l’esthétique germanique prédominante était souvent considérée comme décadente.

4 Charles Mutin, L’Orgue, tapuscrit conservé au Musée de la Musique de Paris (1927)

5 Parfois appelé Cor harmonique, ce qui prête à confusion du fait de l’existence d’un Clairon en chamade portant le même nom.

6 L’orgue et les organistes, périodique (1924)

7 Jean Huré, L’Esthétique de l’Orgue, Sénart, Paris (1923)

8 Huré assurera en avoir entendu « un éloge mérité » de la part de Guilmant (réponse à une lettre de Mutin, in L’orgue et les organistes, op. cit.)

9 Charles Mutin, lettre à Jean Huré, conservée au Fonds Jean Huré, médiathèque d’Angers

10 Id., L’Orgue, op. cit.

11 Id., op. cit.

12 Jean Huré, L’Orgue et les Organistes, op. cit.